mercredi 7 août 2019

L'histoire trouble du Qaddish des Orphelins - Première Partie


בס״ד

L'histoire trouble du Qaddish des Orphelins

Première Partie


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À un certain moment de la fin du 12ème ou début du 13ème siècle, les communautés juives d'Europe du Nord commencèrent à réciter une prière hebdomadaire pour les morts. Cette prière est le Qaddish. Or, le Qaddish ne contenait aucune référence aux morts, et était déjà devenu un élément central de la liturgie juive depuis de nombreux siècles. Le changement qui s'opéra au 12ème siècle fut très subtil : lors d'un seul office par semaine – celui du samedi soir, à la conclusion du Shabboth – un orphelin était expressément choisi pour réciter la prière du Qaddish. Cette innovation à première vue mineure et anodine prit, en à peine une dizaine d'années, des proportions extrêmes. Comme l'attestent les toutes premières mentions du Qaddish des orphelins dans quelques guides liturgiques allemands1, sa récitation s'étendit à travers la Rhénanie, le Nord et le Sud de la France, en Bavière et en Autriche, et pour finir en Espagne et en Italie. Plus il se répandait, et plus la pratique prenait de nouvelles proportions—après peu de temps, le Qaddish des orphelins finit par être récité quotidiennement, et ensuite trois fois par jour, et des décisions rabbiniques germèrent en profusion et contenaient des questions halakhiques complexes quant aux détails de sa place dans la liturgie. Parmi les questions traitées dans les premières sources faisant mention du Qaddish des orphelins lorsque sa récitation quotidienne se développa, nous pouvons citer celles-ci :
  • Combien de temps après le décès d'un parent le Qaddish des endeuillés doit-il être récité ?
  • La récitation du Qaddish des endeuillés doit-elle être prolongée plus que d'habitude durant une année où un treizième mois a été ajouté au calendrier ?
  • Peut-on réciter le Qaddish des orphelins pour sa mère lorsque son père est encore vivant ?
  • Le Qaddish des orphelins doit-il être considéré comme un « Dovor Shabbiqqadhoushshoh » ? Cette question fut posée pour déterminer si les orphelins de moins de 13 ans pouvaient réciter le Qaddish, car, en principe, les enfants de moins de 13 ans ne pouvaient pas conduire un « Dovor Shabbiqqadhoushshoh » pour la communauté.

Peu après qu'on se mit à le réciter quotidiennement, les orphelins rivalisaient les uns les autres pour avoir la chance de réciter le Qaddish, et les dirigeants des communautés devaient faire preuve d'ingéniosité pour élaborer des systèmes par lesquels déterminer qui aurait priorité pour le faire. Voici quelques-unes des solutions préconisées dans ces sources :
  • donner priorité aux résidents locaux de la communauté sur des invités en visite ;
  • donner priorité à ceux qui ont perdu récemment un proche sur ceux qui ont perdu un proche il y a bien plus longtemps ;
  • tirer au sort, pour déterminer de façon aléatoire quel endeuillé aurait priorité.

Cette pratique devint si populaire que, très vite, il fut impossible de se souvenir du temps où le Qaddish des endeuillés n'était pas un élément central de la liturgie—au point que les fidèles nourrissaient de plus en plus de doutes quant à savoir si des personnes qui n'étaient pas orphelines pouvaient diriger les offices les samedis soirs si aucun orphelin n'était présent. Ribbénou Ya´aqôv Môlin de Mayence (décédé en 1427), par exemple, se mit à rassurer les gens dans une de ses Tashouvôth2 : « Ceux dont les parents sont vivants ne doivent pas craindre de réciter le Qaddish ou de prier le samedi soir », tandis que le jeune contemporain de Ribbénou Môlin, Ribbénou Yisro`él Isserlein de Wiener Neustadt déclara de façon catégorique que : « il n'y a pas d'interdiction à la chose—car la prière du soir ne fut pas instituée [seulement] pour les orphelins »3. Toutefois, de nombreuses personnalités rabbiniques considéraient excessif cet engouement pour le Qaddish des orphelins, et cherchèrent à l'atténuer. C'est ainsi que Ribbénou Môlin lui-même fit remarquer que4 :

Même des adultes accordent une plus grande Kawwonoh au Qaddish de l'endeuillé, plus qu'à d'autres Qaddishin et au Borakhou, parce que ce Qaddish est supplémentaire, et n'est pas obligatoire, et ils croient par conséquent que cela causera un plus grand soulagement aux proches que d'autres prières. Mais je ne suis pas d'accord avec eux à ce sujet. Car c'est l'opposé qui est vrai. Celui qui accomplit un acte obligatoire est plus grand [que celui qui accomplit un acte volontaire].

Ribbénou Yishoq Tyrnau (décédé en 1425) se lamentait quant à lui sur le fait que5 : « on trouve communément dans les bouches des gens que le Qaddish est [le rituel de deuil] le plus important », une croyance que Ribbénou Yishoq Tyrnau déplorait puisque, évidemment, elle est fausse, étant donné que ce rituel ne fut inventé qu'à partir de la fin du 12ème siècle, et n'est jamais mentionné dans nos sources anciennes. Et comme le Talmoudh et le Rambo''m ne mentionnent jamais cette prière à réciter pour les morts, notre pratique n'est pas de réciter un Qaddish des endeuillés ou des orphelins.

Comment donc une innovation si mineure—qu'un élément préexistant de la liturgie soit simplement récité par un orphelin une fois par semaine—s'étendit si rapidement et s'encra si profondément ? Alors que le texte du Qaddish n'a, à l'évidence, aucune connexion avec la mort, mais était plutôt toujours associé dans le Talmoudh et jusqu'au début de la période médiévale à des aspirations rédemptrices et eschatologiques. Pourquoi une nouvelle prière pour les endeuillés fut-elle introduite dans l'Europe du Nord médiéval ? Nous y répondrons dans la deuxième partie, B''H. Et nous verrons que, comme beaucoup d'autres pratiques nées dans le monde achkénaze du Moyen-âge, l'origine du Qaddish des endeuillés/orphelins est enracinée dans de la superstition et fut influencée par des croyances chrétiennes qui se répandirent au sein des communautés juives achkénazes, en dépit de l'interdiction biblique de copier les pratiques des Gôyim.
1Voir, par exemple, Péroush Siddour Hattaphilloh Loroqéah ; Séphar `ôr Zoroua´ ; le Mahzôr Witry ; `ôsar Happôsaqim, etc.
2Sha`alôth Outhashouvôth Mahari''l Hahadhoshôth, paragraphe 28
3L'opinion de Ribbénou Isserlein est rapportée dans Laqat Yôshér 56
4Sha`alôth Outhashouvôth Mahari''l Hahadhoshôth, paragraphe 28
5Ribbénou Tyrnau, Séphar Hamminhoghim