mercredi 13 mai 2020

Suivre le Yaroushlami plutôt que le Bavli


בס״ד

Suivre le Yaroushlami plutôt que le Bavli


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Le document phare de la Halokhoh est sans aucun doute le Ṭalmoudh ; plus précisément, le Ṭalmoudh de Babylone (Bavli). Le Ri’’ph[1] ז״ל, le Rambo’’m[2] ז״ל et le Ro`’’sh[3] ז״ל, qui sont considérés être les trois plus Pôsaqim de l’histoire du peuple juif, notent que la doctrine de base de la loi juive est la suprématie du Ṭalmoudh babylonien. Mais quel est alors le statut du Ṭalmoudh palestinien ? Peut-on s’appuyer dessus, ou devrions-nous compter et nous appuyer que sur le Bavli ? Il existe deux écoles de pensée distinctes à ce sujet. Selon l’opinion de certains Ri`shônim et `aḥarônim, le Ṭalmoudh Yaroushlami est un document très secondaire, presque hors de propos et qui peut être pratiquement ignoré.

L'autre point de vue considère le Ṭalmoudh Yaroushlami comme un document central de la Halokhoh, et qu’il faut donc interpréter le Bavli à la lumière du Yaroushlami. Comme l'écrit Moran Yôséph Qa`rô ז״ל :[4] « Toute façon par laquelle nous pouvons interpréter le Bavli pour l'empêcher d’être en contradiction avec le Yaroushlami est meilleure, même si l'explication est un peu forcée ». Si on devait reformuler ses propos d’une manière légèrement plus forte, nous pouvons dire qu’il est quasiment impossible de déterminer la Halokhoh, d’après ce point de vue, sans une compréhension solide du Yaroushlami car on ne peut pas toujours adopter comme normative halakhiquement la meilleure et la plus simple explication du Bavli – une explication difficile du Bavli qui est compatible avec le Yaroushlami est meilleure au niveau du droit juif normatif qu'une meilleure explication du Bavli qui est incompatible avec le Yaroushlami. C'est ce qu’avance Moran Yôséph Qa`rô ! Ainsi, contrairement à ce que prétendent beaucoup de rabbins aujourd’hui, il n’existe aucune règle halakhique imposant de suivre le Bavli plutôt que le Yaroushlami ! Citons d’ailleurs le passage suivant du Ṭalmoudh Bavli :[5]

Rov a dit : « Dès que l'homme passe de l'étude de la Halokhoh à l'étude des Écritures, il n'a plus la paix ». Et Shamou`él a dit : « Il s’agit de celui qui se sépare du Ṭalmoudh pour la Mishnoh ». Et Rov Yôḥonon a dit : « Même du Ṭalmoudh pour le Ṭalmoudh ! ».
אמר רב כיון שיוצא אדם מדבר הלכה לדבר מקרא שוב אין לו שלום. ושמואל אמר זה הפורש מתלמוד למשנה. ורבי יוחנן אמר אפילו מתלמוד לתלמוד

Commentant ce passage talmudique, Rash’’i ז״ל déclare ceci :

« Du Ṭalmoudh pour le Ṭalmoudh » du Ṭalmoudh Yaroushlami pour Ṭalmoudh Bavli, puisqu’il est plus profond. Ainsi qu’ils nous l’ont dit dans Sanhédhrin (24a) : « ‘’Il m’a renvoyé dans les ténèbres, comme les morts de l’éternité’’[6] ;  Il s’agit du Ṭalmoudh de Babylone ».
אפילו מתלמוד לתלמוד – מתלמוד ירושלמי לתלמוד בבלי שהוא עמוק, כדאמרינן בסנהדרין (כד, א) במחשכים הושיבני כמתי עולם זו התלמוד של בבל

Nous voyons donc que d’après l’avis des Ḥakhomim des temps talmudiques, le Ṭalmoudh Yaroushlami est supérieur au Ṭalmoudh Bavli, au point d’affirmer que celui qui abandonne l’étude du Ṭalmoudh Yaroushlami pour se mettre à l’étude du Ṭalmoudh Bavli n’aura pas de paix (car, en réalité, il sera dans l’obscurité totale quant à savoir ce qu’il faudrait faire au niveau pratique, tout comme celui qui abandonne l’étude de la Halokhoh pour étudier le TaNa’’Kh, ou encore celui qui abandonne l’étude du Ṭalmoudh pour l’étude de la Mishnoh). En outre, dans le Ṭalmoudh Bavli lui-même, le Ṭalmoudh Bavli est comparé aux ténèbres (sous-entendu que le Ṭalmoudh Yaroushlami  est la lumière).

Quiconque étudie régulièrement le Rashba’’` ז״ל ou le Ritva’’` ז״ל, qui a pu lire une fois les Hilkôth Hayyaroushlami du Rambo’’m, ou qui a étudié Ribbénou Ḥanon`él ז״ל percevra aisément que ces Ri`shônim étaient des experts du Yaroushlami  ainsi que du Bavli. Ce n'est pas le cas de Rash’’i et de ses disciples (les Ṭôsophôth), qui ne font presque pas usage du Yaroushlami  et ne semblent en fait peut-être n’avoir jamais eu de considération pour le Yaroushlami. En effet, un point commun de la méthodologie des commentateurs ashkénazes traditionnels est qu’ils utilisent rarement le Yaroushlami  (sauf, peut-être, le Ra`aviya’ḥ ז״ל) comparé aux Ri`shônim séfarades. De grands commentateurs ashkénazes comme le Môrdokhay, le Mahara’’m, le Yarém, le Sama’’q, etc., ne citent presque jamais le Yaroushlami.

Il semble y avoir eu dans le monde ashkénaze un mépris à peine voilé pour le Yaroushlami, qui persiste jusqu’à nos jours. Prenons pour exemple les Ṭôsophôth. Dans leur commentaire sur Barokhôth 11b, ils déclarent ceci en réponse à une difficulté présentée par un passage du Yaroushlami : « Et le R’’i répond que nous n'acceptons pas ce Yaroushlami  puisque notre Ṭalmoudh ne le cite pas ». Selon le R’’i, les sources non citées dans « notre Ṭalmoudh » [le Bavli] ne sont pas contraignantes. Cela illustre parfaitement bien le manque de considération des ashkénazes pour le Yaroushlami.

Cette même divergence s’est poursuivie pendant des siècles, certaines autorités halakhiques préférant une étude approfondie du Yaroushlami et d'autres l'ignorant entièrement. Par exemple, quiconque étudie de près le ´oroukh Hashshoulḥon voit qu'il cite régulièrement le Yaroushlami. Ses citations reflètent souvent qu'il était un étudiant régulier du Yaroushlami avec des idées nouvelles et fluides. Ce n'est pas le cas du Mishnoh Barouroh, qui ne cite jamais le Yaroushlami sauf lorsqu'il est cité par d'autres qu’il mentionne. Il en va de même pour les `iggarôth Môshah et les Dibbarôth Môshah. La maîtrise de Rov Môshah Feinstein avec le Bavli est incroyable et ses idées sont incomparables. Mais lorsqu’on lit ses œuvres, on n’y retrouve pratiquement aucune citation du Yaroushlami.

Les écrits du Rov Soloveitchik contiennent de nombreux commentaires vraiment perspicaces sur le Bavli mais pas un seul vrai Ḥiddoush sur le Yaroushlami, alors que le Brisker Rov reflète également dans ses écrits une extrême familiarité avec les enseignements et l’approche du Rambo’’m. En effet, le Rov Soloveitchik semblait presque ignorer le rôle central du Yaroushlami dans le Mishnéh Ṭôroh du Rambo’’m ! Prenez les commentaires du Rov Soloveitchik[7] traitant du port des Ṭaphillin pendant Ḥôl Hammô´édh, qui contiennent une analyse pointilleuse sur la nature des Ṭaphillin pendant Ḥôl Hammô´édh tout en ignorant complètement le Yaroushlami qui est clair et contraire à sa thèse. En effet, le fait que les adeptes de l'approche de Brisk insistent méthodologiquement sur l'harmonisation du Rambo’’m avec le Bavli, même lorsqu'il existe des preuves considérables que le Rambo’’m puise dans un éventail plus large de sources, est plus que quelque peu inquiétant. À la lumière du Yaroushlami[8] qui stipule explicitement qu'il faut porter des Ṭaphillin pendant Ḥôl Hammô´édh, et du fait qu’il y a ambiguïté dans le Mishnéh Ṭôroh concernant le port des Ṭaphillin pendant Ḥôl Hammô´édh, il est raisonnable de penser que le Rambo’’m tranche qu’il faut porter des Ṭaphillin pendant Ḥôl Hammô´édh, et que l'approche mentionnée par le Rov Soloveitchik est donc difficile à défendre.

Le Ra`ava’’d[9] ז״ל, souvent opposé au Rambo’’m, écrit que le Rambo’’m s'appuie souvent sur le Yaroushlami, et le Go`ôn de Wilno`[10] ז״ל explique également que la voie du Rambo’’m consiste à s’appuyer dans la plupart des cas sur le Yaroushlami. En outre, s'il y a un passage du Yaroushlami qui est explicite par rapport à un passage du Bavli dont la position est juste sous-entendue mais pas explicite, le Rambo’’m préfère généralement le passage explicite du Yaroushlami, contrairement aux autres Ri`shônim qui préfèrent même généralement les « sous-entendus » du Bavli.

Cette différence d’approche et d’attitude vis-à-vis du Yaroushlami se révèle être assez importante dans de nombreuses constructions halakhiques, où une explication moins qu'idéale du Bavli est éclairée par le Yaroushlami ou que l'explication idéale du Bavli est complètement incompatible avec celle du Yaroushlami. Que faire dans de telles situations reste une vaste Maḥlôqath entre les Pôsaqim. Prenons quatre exemples concrets : les Ṭaphillin pendant Ḥôl Hammô´édh, la répartition des ´aliyôth dans une ville où tous les hommes sont des Kôhanim, la question de savoir si la fille d'un Gôy et d'une femme juive pourrait se marier à un Kôhén, et l'utilisation de fonds de Ṣadhoqoh pour construire des Botté Kanosiyôth plutôt que de soutenir les pauvres.

Dans les quatre cas, le Bavli est silencieux tandis que le Yaroushlami aborde directement ces questions. Sur le sujet des Ṭaphillin pendant Ḥôl Hammô´édh, le Yaroushlami[11] est clair sur le fait que les Ṭaphillin doivent être mises ; concernant la deuxième question, le Yaroushlami[12] déclare clairement que même dans une ville où tous les hommes sont des Kôhanim, les femmes ne sont pas appelées à la Ṭôroh ; concernant la troisième question, le Yaroushlami[13] déclare clairement qu'une telle femme ne peut pas épouser un Kôhén ; enfin, sur la quatrième question, le Yaroushlami[14] stipule clairement qu'une Béth Hakkanasath est un bénéficiaire valide de la Ṣadhoqoh. Bien qu'il soit évident que chacune de ces quatre questions fait l’objet d’une Maḥlôqath parmi les Pôsaqim qui ne considèrent que le Bavli, il serait très facile de les résoudre en considérant le Yaroushlami. Beaucoup d’autres exemples de questions non résolues dans le Bavli, mais parfaitement élucidées dans le Yaroushlami, auraient pu être donnés.

On pourrait affirmer que le Rambo’’m ne tombe pas clairement dans l'un ou l'autre des deux camps qui divergent quant à l’autorité du Yaroushlami, et sa méthodologie exacte pour résoudre les différends talmudiques reste cachée dans le mystère. Cependant, il est clair qu'il était assez familier avec le Yaroushlami et acceptait souvent les décisions du Yaroushlami même lorsqu'elles s'opposaient aux décisions apparentes du Bavli. Le Rambo’’m a utilisé des outils logiques pour résoudre les différends et n'était même pas pleinement lié à la notion de la prétendue complète supériorité du Bavli sur le Yaroushlami. Le fait que le Rambo’’m diverge fréquemment du Bavli est largement relevé par des commentateurs de toutes les époques. (Voir Sadhé Ḥamadh.[15] Voir aussi de nombreuses références de ce type dans le Ṭôsophôth Yôm Tôv ; le Rashba’’` ;[16] le Ritva’’` ;[17] Yam Shal Shalômôh ;[18] Pané Yahôshoua´ ;[19] le Ḥathom Sôphér,[20] etc.)

J’invite donc vivement tous les amoureux de la Halokhoh à prendre en considération le Yaroushlami et l’étudier minutieusement. C’est seulement là que vous pourrez avoir un tableau complet de la Halokhoh. Je m’y suis mis depuis longtemps, et je ne le regrette pas. Contrairement aux générations antérieures, le Yaroushlami est facilement accessible de nos jours, aussi bien dans l’araméen originel que dans des traductions. Profitez-en ! Vous finirez par vous demander pourquoi vous ne vous y étiez pas pris plus tôt !


[1] ´érouvin 27a
[2] Dans son introduction au Mishnéh Ṭôroh.
[3] Sanhédhrin 4 :5
[4] Kasaph Mishnéh, Garoushin 13 :18
[5] Ḥaghighoh 10
[6] `ékhoh 3 :6
[7] Shi´ourim Lazékhar `ovi Môri 1 :118-120
[8] Mô´édh Qoton 3 :4
[9] Hilkôth Qiryath Shama´ 3 :6
[10] `ôraḥ Ḥayyim 546 :5
[11] Mô´édh Qoton 3 :4
[12] Gittin 5 :9
[13] Yavomôth 4 :15
[14] Pé`oh 8 :8
[15] Kalolé Happôsaqim, Volume 9, Simon 5
[16] Kathoubbôth 48a et Nadhorim 46.
[17] Mô´édh Qoton 8b
[18] Yavomôth 8 :18
[19] Gittin 84b
[20] ´avôdhoh Zoroh 34a