mercredi 27 juillet 2016

L'ânesse de Bil´om : Perspective du Ramba''m

ב״ה

L'ânesse de Bil´om : Perspective du Ramba''m


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La Parashath Boloq contient l'un des récits les plus étranges de tout le TaNa''Kh : la « conversation » qui a eu lieu entre le voyant gôy Bil´om, qui est chargé de la mission de maudire les Bané Yisro`él, et son ânesse. Alors que Bil´om est en route de la Mésopotamie à Mô`ov pour délivrer ses malédictions, un ange, invisible à Bil´om, bloque son chemin, poussant son ânesse à se déporter sur le côté. Bil´om bat l'animal à plusieurs reprises, et après la troisième fois l'ânesse proteste contre la brutalité de son maître1 :

Alors `adhônoy ouvrit la bouche de l'ânesse, qui dit à Bil´om: "Que t'ai-je fait, pour que tu m'aies frappée ainsi à trois reprises?" Bil´om répondit à l'ânesse: "Parce que tu te joues de moi! Si je tenais une épée, certes, je te tuerais sur l'heure!" Et l'ânesse dit à Bil´om: "Ne suis-je pas ton ânesse, que tu as toujours montée jusqu'à ce jour? Avais-je accoutumé d'agir ainsi avec toi?" Et il répondit: "Non."
וַיִּפְתַּח יְהוָה, אֶת-פִּי הָאָתוֹן; וַתֹּאמֶר לְבִלְעָם, מֶה-עָשִׂיתִי לְךָ, כִּי הִכִּיתַנִי, זֶה שָׁלֹשׁ רְגָלִים. וַיֹּאמֶר בִּלְעָם לָאָתוֹן, כִּי הִתְעַלַּלְתְּ בִּי; לוּ יֶשׁ-חֶרֶב בְּיָדִי, כִּי עַתָּה הֲרַגְתִּיךְ. וַתֹּאמֶר הָאָתוֹן אֶל-בִּלְעָם, הֲלוֹא אָנֹכִי אֲתֹנְךָ אֲשֶׁר-רָכַבְתָּ עָלַי מֵעוֹדְךָ עַד-הַיּוֹם הַזֶּה--הַהַסְכֵּן הִסְכַּנְתִּי, לַעֲשׂוֹת לְךָ כֹּה; וַיֹּאמֶר, לֹא

Le Ramba''m ז״ל, dans son Môréh Navoukhim, déclare que ce « dialogue » ne s'est pas produit dans la réalité. Tout le récit concernant Bil´om et son ânesse se serait produit, d'après le Ramba''m, dans un rêve prophétique. Il avance cette théorie dans le cadre de sa discussion générale sur la prophétie, où il rejette catégoriquement la possibilité qu'il puisse exister une rencontre consciente avec des anges dans la vie réelle2 :

Nous avons déjà exposé que, partout où on a parlé de l'apparition d'un ange, ou d'une allocution faite par lui, il ne peut être question que d'une vision prophétique, ou d'un songe3, n'importe qu'on l'ait ou non déclaré expressément, comme cela a été dit précédemment. Il faut savoir cela et t'en bien pénétrer. Peu importe qu'on dise tout d'abord de quelqu'un qu'il a vu l'ange, ou qu'on semble dire qu'il le prenait d'abord pour un individu humain, et qu'à la fin il devient manifeste pour lui que c'était un ange4 ; dès que tu trouves dans le dénouement que celui qui a été vu et qui a parlé était un ange, tu sauras et tu seras certain que dès le commencement c'était une vision prophétique, ou un songe prophétique.

Par la suite, le Ramba''m applique ce principe à un certain nombre d'autres récits bibliques qui semblent, à première vue, parler de vrais événements plutôt que de visions prophétiques. Il interprète audacieusement l'histoire des trois visiteurs de `avrohom `ovinou5 ע״ה et le récit de la lutte de Ya´aqôv `ovinou ע״ה avec un assaillant mystérieux6 comme se référant tous les deux à des visions prophétiques expérimentées par les Patriarches. Il traite ensuite brièvement de l'épisode de Bil´om, en disant :

De même, tout ce qui se passa avec Bil´om sur le chemin7, ainsi que le discours de l'ânesse, [tout cela, dis-je,] eut lieu dans une vision prophétique8, puisqu'on dit expressément à la fin9 que l'ange de HaShem lui parla.10

Le « dialogue » entre Bil´om et son ânesse atteint son apogée par la vision d'un ange qui réprimande Bil´om pour avoir maltraité sa monture.11 Ainsi, à la lumière de sa théorie selon laquelle l'implication d'un ange à la fin d'un récit révèle la nature prophétique de l'entièreté d'un épisode, le Ramba''m conclut que ce récit décrit une vision et non un événement qui se serait réellement produit.

La position énoncée ici par le Ramba''m découle naturellement de celle qu'il défend au sujet de la nature de ce que le TaNa''Kh et HaZa''l appellent מַלְאָכִים « Mal`okhim – anges ». Un peu plus tôt dans le deuxième volume de son Môréh Navoukhim12, le Ramba''m identifie les « anges » à ceux qu'Aristote appellent des « intelligences », qui sont des « intermédiaires entre la Cause Première et les choses en existence », et que « c'est par leur intermédiaire que sont mues les sphères, ce qui est la cause de la naissance de tout ce qui naît ». Le Ramba''m accepte cette définition et affirme que ce sont à ces « être intermédiaires » que se réfèrent l’Écriture et la littérature rabbinique lorsqu'ils parlent de « Mal`okhim ». Il en arrive à cette conclusion sur la base de l'étymologie du mot מַלְאָךְ « Mal`okh », qui signifie tout simplement « messager ». « Mal`okh » se réfère donc à « quiconque s'est vu confier une mission », ce qui, comme le Ramba''m, l'explique, inclut même les éléments de la nature, les mouvements des animaux et les facultés des êtres humains. Tout moyen par lequel HaShem ית׳ gouverne les événements du monde peut être appelé « ange ». Parmi les preuves plus que convaincantes qu'il cite nous retrouvons un passage tiré du Midhrosh Baré`shith Rabboh qui raconte qu' « un ange du désir » s'est emparé de Yahoudhoh ע״ה lorsqu'il passa devant Tomor ע״ה, qui était déguisée en prostituée. À l'évidence, le Midhrosh emploie le terme « ange » pour se référer à une émotion, une force abstraite causée par HaShem à travers laquelle des événements historiques ont pu se produire de la façon désirée par HaShem. Il vaut la peine de rapporter les propres mots du Ramba''m :

Tu sais que le mot « Mal`okh » (ange) signifie « messager » ; quiconque donc exécute une mission est un Mal`okh, de sorte que les mouvements de l'animal même irraisonnable s'accomplissent, selon le texte de l’Écriture, par l'intermédiaire d'un Mal`okh, quand ce mouvement est conforme au but qu'avait Dieu, qui a mis dans l'animal une force par laquelle Il accomplit ce mouvement. On lit, par exemple13 : אֱלָהִי שְׁלַח מַלְאֲכֵהּ, וּסְגַר פֻּם אַרְיָוָתָא--וְלָא חַבְּלוּנִי « Mon Dieu a envoyé Son ange (Mal`akhéh) et a fermé la gueule des lions, qui ne m'ont fait aucun mal » ; et de même tous les mouvements de l'ânesse de Bil´om se firent par l'intermédiaire d'un Mal`okh. Les éléments mêmes sont nommés « Mal`okhim » (anges ou messagers) ; par exemple14 : עֹשֶׂה מַלְאָכָיו רוּחוֹת; מְשָׁרְתָיו, אֵשׁ לֹהֵט « Il fait des vents Ses messagers (Mal`okhow) et du feu flamboyant Ses serviteurs ». Il est donc clair que le mot « Mal`okh » s'applique : premièrement au messager d'entre les hommes, par exemple15 : וַיִּשְׁלַח יַעֲקֹב מַלְאָכִים לְפָנָיו « Et Ya´aqôv envoya des messagers (Mal`okhim) devant lui » ; deuxièmement au prophète, par exemple : יַּעַל מַלְאַךְ-יהוה מִן-הַגִּלְגָּל, אֶל-הַבֹּכִים « Et un messager (Mal`akh) de `adhônoy monta de Gilgol à Bôkhim »16 ; וַיִּשְׁלַח מַלְאָךְ, וַיֹּצִאֵנוּ מִמִּצְרָיִם « Il envoya un messager (Mal`okh) et nous fit sortir d’Égypte »17 ; troisièmement aux intelligences séparées qui se révèlent aux prophètes dans la vision prophétique ; enfin quatrièmement aux facultés animales...

Ainsi, le Ramba''m interprète le terme « Mal`okh » comme se référant à une force intangible et abstraite plutôt qu'à un être réel et visible. C'est donc tout naturellement qu'il rejette catégoriquement la possibilité d'une rencontre avec un ange dans la vie réelle. Par conséquent, il insista sur le fait que chaque fois que nous lisons dans le TaNa''Kh un récit sur quelqu'un qui se serait adressé à un ange ou en aurait contemplé un, le récit ne peut se référer à une vraie expérience mais plutôt à un rêve ou une vision prophétique.

La position du Ramba''m nous permet de résoudre sans aucun problème un certain nombre de difficultés auxquelles nous sommes confrontés en lisant l'histoire de Bil´om et son ânesse. L'une de ces difficultés est l'absence soudaine des émissaires Moabites qui étaient allés ramener Bil´om vers leur pays afin de maudire les Bané Yisro`él. Le verset qui précède le récit de l'ânesse nous informe que Bil´om était parti avec ces émissaires18, et pourtant il n'est fait aucune mention de leur réaction ou réponse lorsqu'ils ont vu et entendu l'ânesse parler. En outre, lorsque la Tôroh présente le récit de l'ânesse, elle insiste sur le fait que Bil´om voyageait en compagnie de שְׁנֵי נְעָרָיו « ses deux serviteurs »19, indiquant par-là l'absence des émissaires Moabites, alors que le verset qui précède celui-ci déclare explicitement que les émissaires Moabites accompagnèrent Bil´om. Ces deux difficultés se résolvent aisément lorsqu'on comprend que l'épisode de l'ânesse qui parlait s'est déroulé dans la tête de Bil´om et non en vrai ! Bil´om partit dans la vraie vie avec les émissaires Moabites mais fit un rêve prophétique durant la nuit dans lequel il n'était plus qu'en compagnie de ses deux serviteurs lorsque l'ânesse se mit à parler.

Plus important encore, l'approche du Ramba''m résout une difficulté à laquelle aucun commentateur ne parvient à apporter des réponses concluantes. Juste avant que Bil´om ne prenne la route pour Mô`ov, il avait demandé aux émissaires Moabites de passer la nuit chez lui, temps durant lequel HaShem lui apparaîtrait dans un rêve prophétique pour lui dire s'il avait ou pas la permission d'aller maudire les Bané Yisro`él. Effectivement HaShem lui apparut et lui en donna la permission, allant en fait jusqu'à lui en donner l'ordre : קוּם לֵךְ אִתָּם « Lève-toi ; va avec eux ! ».20 Et pourtant, à peine deux versets plus loin, nous lisons que lorsque Bil´om se mit en route, וַיִּחַר-אַף אֱלֹהִים, כִּי-הוֹלֵךְ הוּא, וַיִּתְיַצֵּב מַלְאַךְ יהוה בַּדֶּרֶךְ, לְשָׂטָן לוֹ « Dieu S'irrita de ce qu'il partait ; un ange de `adhônoy se mit sur son chemin pour s'opposer à lui ».21 Pourquoi le voyage de Bil´om a-t-il irrité HaShem s'Il l'avait explicitement approuvé ? Rash''i ז״ל tente de résoudre cette incohérence en nous disant qu'étant donné que Dieu avait désapprouvé ce projet la toute première fois que la délégation moabite était venue lui demander ses services22, Bil´om aurait dû de lui-même refuser l'offre, même après avoir reçu une autorisation Divine lors de la seconde requête. Le Rashba''m ז״ל, pour sa part, explique que Bil´om s'est embarqué dans cette mission avec un désir ardent de maudire coûte que coûte les Bané Yisro`él, et c'est cette attitude qui causa le courroux de HaShem. Dans le même ordre d'idée, le Rov Sa´adhyoh Go`ôn ז״ל écrit que HaShem était en colère par l'avidité financière qui animait la résolution de Bil´om.

Mais si l'on s'appuie sur la théorie du Ramba''m, il devient possible d'offrir une réponse de loin plus simple que toutes celles qui ont été proposées. Le récit du rêve prophétique de Bil´om dans lequel HaShem approuve sa mission23 devrait se lire, d'après le Ramba''m, comme étant le résumé général du rêve de Bil´om, dont les détails sont présentés dans les versets qui suivent. La Tôroh résume brièvement cette prophétie en racontant que Bil´om reçut la permission de Dieu de se rendre à Mô`ov. Par la suite, la Tôroh décrit la vision par davantage de détails, décrivant l'image que Bil´om contempla de l'ange qui tentait d'obstruer sa route, sa conversation avec l'ange, et la permission finalement accordée par l'ange de poursuivre le voyage. HaShem montre vivement ici Son mécontentement à Bil´om, tout en lui permettant néanmoins de poursuivre sa mission à la condition d'obéir strictement aux instructions qu'Il lui donnera. Ainsi, la vision de l'ange et le dialogue avec l'ânesse constituent les détails du rêve qui est précédemment rapporté de façon brève. Cette lecture résout soigneusement cette incohérence qui troubla les exégètes classiques.

Cette façon de lire cet épisode rappelle inévitablement l'interprétation donnée par le Ramba''m d'un épisode qu'il considère n'être rien d'autre qu'une vision prophétique : la fameuse histoire des trois invités mystérieux qui rendirent visite à `avrohom `ovinou et lui prédirent la naissance prochaine de son fils. Ce récit commence de la façon suivante24 : וַיֵּרָא אֵלָיו יהוה, בְּאֵלֹנֵי מַמְרֵא; וְהוּא יֹשֵׁב פֶּתַח-הָאֹהֶל, כְּחֹם הַיּוֹם « `adhônoy lui apparut à `élôné Mamré`, alors qu'il était assis à l'entrée de la tente durant la chaleur du jour ». Sur la base d'une opinion rapportée dans le Midhrosh, le Ramba''m comprend ce verset comme étant un bref résumé de l'entièreté du récit qui suit. Le récit concernant l'arrivée des anges fournit simplement les détails de cette révélation Divine qui fut accordée à `avrohom `ovinou. HaShem lui apparut donc sous la forme d'une vision prophétique dans laquelle le Patriarche contempla trois anges se présentant devant sa tente et se leva pour les saluer et leur servir un repas. De même, dans la Parashath Boloq, le Ramba''m interpréta le récit de l'ânesse comme un développement du rêve rapporté juste avant ce récit. HaShem exprima à Bil´om Son consentement réticent en lui montrant cette vision prophétique de l'ange invisible et de l'ânesse dotée de la parole.

Enfin, la théorie du Ramba''m élimine une énigme plus évidente encore dans cet épisode : l'impassibilité inexplicable de Bil´om tandis que son animal parlait. La Tôroh ne donne aucune indication d'un quelconque étonnement de la part de Bil´om lorsqu'il entendit soudainement son ânesse parler. Bien au contraire, il lui répond tout naturellement, quoique avec colère, en plaidant sa cause et en accusant l'animal de désobéissance. Comme l'a très bien fait remarquer le Shada''l ז״ל (Rov Shamou`él Dowidh Luzzatto, Italie, 1800-1865), si l'ânesse avait réellement parlé, Bil´om aurait été saisi d'un choc et d'horreur, au point même de presque en mourir. Le fait que Bil´om réponde à son ânesse sans exprimer la moindre surprise face au phénomène d'un animal qui parle doit nous amener à croire que l'ânesse ne lui a pas réellement parlé. Ne désirant néanmoins pas reléguer tout cet épisode dans la catégorie d'une prophétie, le Shada''l tente de résoudre cette énigme en suggérant que bien que l'ânesse n'ait pas réellement parlé, elle a émis des braiments permettant de comprendre sa frustration. Mais évidemment, pour le Ramba''m il n'y a jamais eu la moindre difficulté concernant l'absence de surprise de la part de Bil´om, puisque tout cet épisode ne s'est jamasi réellement produit et n'était qu'un rêve !

1Bamidhbor 22:28-30
2Môréh Navoukhim, Volume 2, Chapitre 42
3C'est-à-dire, d'un état où la faculté imaginative prend le dessus sur la perception des sens
4Comme, par exemple, les trois hommes que vit `avrohom `ovinou ע״ה (Baré`shith 18:2), et l'homme que vit Yahôshoua´ bin Noun ע״ה (Yahôshoua´ 5:13)
5Baré`shith Chapitre 18
6Ibid., 32:24-32
7Bamidhbor Chapitre 22, à partir du verset 22
8Il faut rappeler ici que, d'après HaZa''l, le don de prophétie était accordé aussi à certains sages gôyim, qui avaient pour mission de prédire la destinée du peuple d'Israël. Voir ce qui est dit concernant Bil´om dans le Midhrosh Wayyiqro` Rabboh 147:1 et le Midhrosh Shir Hashirim Rabboh 9:4
9Bamidhbor 22:32
10Ce qui, comme le dit le Ramba''m au commencement de ce chapitre, indique un songe, ou une vision prophétique
11Ibid., versets 31 à 35
12Chapitre 6
13Doniyé`l 6:23
14Tahillim 104:4
15Baré`shith 32:3
16Shôphtim 2:1 ; le Sédhar ´ôlom nous informe que le « Mal`okh » dont on parle ici est Pinhos
17Bamidhbor 20:16 ; le « Mal`okh » dont on parle ici est évidemment Môshah Rabbénou ע״ה
18Ibid., 22:21
19Ibid., verset 22
20Ibid., verset 20
21Ibid., verset 22
22Ibid., verset 12
23Ibid., verset 20
24Baré`shith 18:1
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