mardi 24 mars 2015

Que vaut réellement une Kazzayith ? - Deuxième Partie

ב״ה

Que vaut réellement une Kazzayith ?

L'histoire halakhique de l'augmentation de la Kazzayith


Deuxième Partie

Par le rabbin Nothon Slifkin.

Cet article peut être téléchargé ici.

  • Les Ri`shônim de Safaradh

Passons à présent à l'ère des Ri`shônim, et nous commencerons par les Ri`shônim d'Espagne et de régions comparables. Le Ramba''m (Espagne-Égypte, 1135-1204) ne dit rien du tout sur la taille d'une Kazzayith. Mais une déduction concernant sa taille maximale peut être faite sur la base de ses propos selon lesquels une figue sèche équivaut à un tiers d'un œuf.1 Étant donné que la Talmoudh précise qu'une Kazzayith est plus petite qu'une figue sèche2, il s'en suit donc qu'une Kazzayith est plus petite qu'un tiers d'un œuf !

Il est important de noter que notre déduction du point de vue du Ramba''m concernant les olives ne nous dit rien quant à la taille absolue d'une Kazzayith, mais seulement qu'elle doit être plus petite qu'un tiers d'un œuf (ce qui est, évidemment, vrai d'une olive ordinaire). Mais étrangement, cette déduction fut apparemment plus tard interprétée par certains comme voulant dire que le Ramba''m était d'avis qu'une Kazzayith équivalait à plus ou moins un tiers d'un œuf.3 La conséquence de cette approche est qu'elle sous-entend que le Ramba''m était opposée à l'idée selon laquelle une Kazzayith est bien plus petite qu'un tiers d'un œuf, alors que la vérité est qu'il n'y était pas du tout opposé.

En outre, du fait que le Ramba''m n'explicite pas du tout la taille d'une Kazzayith, alors qu'il explicite la taille d'autres quantités4, on peut probablement en déduire que son opinion était qu'une Kazzayith équivaut à la taille d'une olive ordinaire, et/ou qu'il appartient à chacun de l'estimer lui-même à partir de ce que son œil voit, plutôt que tenter de calculer la taille d'une olive talmudique.

Pendant longtemps, on pensait que le Ramba''m était la seule autorité du monde séfarade à partir duquel on pouvait estimer la taille d'une olive. Mais récemment, deux sources supplémentaires ont fait surface. Le Rashba''` (Rabbi Shalômôh ban `adharath, Espagne, 1235-1310), en discutant d'un sujet tout à fait différent, mentionne que quinze œufs valent « beaucoup » plus que soixante olives ; ainsi, une olive est beaucoup plus petite qu'un quart de la taille d'un œuf.5 Le Ritva''` (Rabbi Yôm Tôv ban `avrohom `asévili, Espagne, 1250-1330), dans un manuscrit récemment publié, déclare qu'une figue sèche vaut le volume de « quelques » olives.6 Puisqu'il mentionne également dans ce manuscrit le fait qu'il est d'avis qu'une figue sèche vaut un tiers de la taille d'un œuf, cela signifie qu'une olive est largement plus petite qu'un tiers de la taille d'un œuf !

Il est important de signaler qu'aucune de ces autorités ne désire préciser la taille d'une olive, ou établir une règle sur sa taille (contrairement à ce que nous verrons dans le cas des Ri`shônim de `ashkanaz). Notre connaissance de leur position sur la taille d'une olive, ou la limite maximale de la taille d'une olive, est déduite de déclarations qu'ils ont faites en parlant d'autres choses. L'implication claire est qu'ils prenaient comme une chose allant de soi qu'une Kazzayith vaut la taille d'une olive ordinaire, et il n'était nulle besoin de l'expliciter.

Dans le même ordre d'idée, le fait retentissant que la majorité des autorités de cette période n'aient fait aucune déclaration relative à la taille d'une olive ne signifie pas que nous n'avons aucune idée de ce qu'était leur opinion. Pour quelqu'un pour qui une Kazzayith est à l'évidence une olive, il n'est nulle besoin de faire le moindre commentaire sur le sujet. On peut supposer que la raison pour laquelle ils n'ont pas commenté la taille d'une Kazzayith est qu'il était évident pour eux qu'une Kazzayith est une Kazzayith.7

  • Les Ri`shônim de `ashkanaz

C'est en `ashkanaz que nous voyons l'olive évoluer à cause de déclarations faites par les Ri`shônim eux-mêmes. (Cela signifie que ce sont leurs déclarations qui ont causé les erreurs que nous connaissons aujourd'hui.) Les Ri`shônim de `ashkanaz traduisirent la taille d'une olive en une proportion d'un œuf, mais donnèrent différentes quantités. Ces incohérences sont basées sur diverses tentatives de résoudre différents passages du Talmoudh. À un endroit, le Talmoudh déclare que l'on peut avaler de la nourriture jusqu'à la taille de deux olives8 : « Les Sages ont évalué que la gorge ne peut contenir plus que deux olives ». Mais ailleurs, le Talmoudh déclare que l'on peut avaler de la nourriture jusqu'à la taille d'un œuf9 : « Les Sages ont évalué que la gorge ne peut contenir plus qu'un œuf de poule ». Ces passages semblent donc indiquer qu'une olive vaut la moitié de la taille d'un œuf. Mais à un troisième endroit, une conclusion différente émerge. Le Talmoudh10 discute de la quantité de nourriture requise pour un ´érouv. Deux des opinions citées expriment leur position en termes de Kavim, qui peuvent ensuite être traduites en quantités d’œufs (puisqu'un Kav équivaut à 24 œufs) :

  • Rébbi Shim´ôn : deux repas valent 2/9 d'un Kav, qui équivaut à 5 œufs et un tiers.
  • Rébbi Yôhonon ban Barôqah : deux repas valent ¼ d'un Kav, ce qui équivaut à 6 œufs.

Ailleurs, le Talmoudh déclare que deux repas équivalent à 18 figues sèches.11 Comme nous l'avons vu plus tôt, une olive est connue pour être plus petite qu'une figue sèche.12 Cela donne les calculs suivants :

  • Rébbi Shim´ôn : deux repas = 5 œufs et 1/3 = 18 figues sèches ; ainsi, une olive vaut moins que 3/10 d'un œuf.
  • Rébbi Yôhonon ban Barôqah : deux repas = 6 œufs = 18 figues sèches ; ainsi, une olive vaut moins qu'un tiers d'un œuf.

Comment toutes ces sources peuvent-elles être réconciliées ?

Le R''i (Rabbi Yishoq ban Shamou`él l'Ancien de Dampierre, 12ème siècle) conclut à partir des passages qui parlent d'avaler de la nourriture qu'une olive vaut la moitié de la taille d'un œuf.13 Quant au passage dans ´érouvin, il déclare que nous ne suivons ni l'opinion de Rébbi Shim´ôn, ni celle de Rébbi Yôhonon ban Barôqah ; cette discussion n'a donc aucune pertinence quant au sujet de la taille d'une olive. La position du R''i selon qui une olive équivaut à la moitié de la taille d'un œuf fut adoptée par Rabbi Mordokhay ban Hillél (Allemagne, 1240-1298)14, Rabbi Alexander Zusslein Hakkôhén (France-Allemagne, décédé en 1348)15, et Rabbi Ya´aqôv Weil (Allemagne, 15ème siècle)16.

Rabbénou Ta''m (Ya´aqôv ban Mé`ir Tam, France, 1100-1171), de l'autre côté, déclare que nous tranchons d'après l'opinion de Rébbi Shim´ôn, et une olive doit faire moins que 3/10 d'un œuf. Concernant les déclarations faites sur le fait d'avaler de la nourriture, et qui indiquent qu'une olive vaut la moitié de la taille d'un œuf, Rabbénou Ta''m suggère que les aliments dont on parle sont dans un état différent qui affecte le volume pouvant être avalé. Un œuf est beaucoup plus facile à avaler qu'un volume équivalent d'olives. Puisque les olives sont dures et contiennent des noyaux, seules deux olives peuvent être avalées à la fois, bien qu'elles soient beaucoup plus petites qu'un simple œuf entier, qui peut être avalé d'un trait.

Dans une variante de cette position, le Tôsofôth Yashanim suggère que ces passages sont les descriptions de différentes façons d'avaler des aliments. Lorsque le Talmoudh parle de quelqu'un étant capable d'avaler deux olives, il faisait référence à ce qu'on est capable d'avaler en mangeant normalement. Mais quand il parle de quelqu'un étant capable d'avaler un œuf entier, il faisait référence au maximum que quelqu'un est capable d'avaler en forçant un peu.

L'approche de Rabbénou Ta''m ne tire aucune conclusion quant à la taille absolue d'une olive, mais stipule seulement qu'elle doit valoir moins de 3/10 d'un œuf (ce qui, évidemment, est vrai). Cependant, là encore, très étrangement, cette opinion fut plus tard interprétée comme voulant dire qu'une olive vaut 3/10 d'un œuf. (La proportion de 3/10 fut plus tard légèrement augmentée en 1/3, pour des raisons obscures ; peut-être que c'est une quantité plus facile à estimer.)

  • Raisons de l'augmentation de la taille d'une olive par les `ashkanazim

Pourquoi les Pôsqim `ashkanazim transposèrent-ils la taille d'une olive à la taille d'un œuf, plus particulièrement lorsqu'on voit que cela a eu pour conséquence de faire l'erreur de considérer, du moins pour le R''i, qu'une olive valait la moitié de la taille œuf ? Pourquoi n'ont-ils pas suivi la position des Pôsqim Safaradhim, pour qui une Kazzayith vaut simplement la taille d'une olive ordinaire ?

La réponse est assez simple, et fut donnée par Rabbi ´aqivo` Yôséf Schlesinger (1835-1922). Il écrit17 :

La mesure d'un œuf ne se trouve nulle part dans la Tôroh, qui parle plutôt d' « une terre d'olives, etc. » ; c'est pourquoi toutes ces mesures sont comme des olives, et cette olive fut également transposée en mesure d'un œuf pour ceux qui n'avaient pas d'olives. Mais cela n'est pas pour nous, qui voyons de nos yeux l'olive. Il n'est nulle besoin de renoncer au ´iqqor pour le Tofél !18

Les Pôsqim `ashkanazim du Moyen-Âge n'avaient jamais vu d'olives de leurs vies. Nous avons effectivement tendance à l'oublier de par le fait que nous trouvons aujourd'hui des olives dans bon nombre de nos pays occidentaux, mais les olives ne poussaient pas du tout dans le Nord ; elles ne poussaient que dans la région méditerranéenne. Dans l'Europe médiévale, importer et transporter des produits était très coûteux, et ne se faisait que pour des aliments pour lesquels il y avait une forte demande. De nombreux aliments étaient tout bonnement inconnus dans certaines régions. Au 15ème siècle, dans une traduction bavaroise d'une pharmacopée arabe, le traducteur Allemand dû décrire à ses lecteurs ce qu'étaient concrètement certains des aliments mentionnés dans le document (comme par exemple, les graines de sésame et les pistaches). Dans l'Europe du Nord, contrairement à la région méditerranéenne, les olives ne faisaient pas partie des menus et on en avait pratiquement jamais entendu parler. Seule l'huile d'olive était importée, et même cela coûtait très cher et n'était utilisée que par les riches. Dans le livre de cuisine le plus ancien, datant de 1350, aucune olive n'est mentionnée, et l'huile (qui pourrait même ne pas être de l'huile d'olive) n’apparaît qu'une seule fois.

Ainsi, les Ri`shônim de `ashkanaz n'étaient tout simplement pas familiers avec les olives. Ils ne pouvaient que tenter de calculer la taille d'une olive sur la base de suppositions et déductions imprécises tirées de divers passages du Talmoudh. À cause de cela, ils augmentèrent et exagérèrent radicalement la taille d'une Kazzayith.

Rabbi `ali´azar ban Yô`él Halléwi (Allemagne, 1140-1225) reconnaît explicitement que sa communauté à `ashkanaz savait qu'elle ne jouissait pas de la possibilité d'observer d'elle-même ce qu'était une olive, et qu'ils décidèrent, par conséquent, d'adopter une position volontairement erronée par prudence19 :

Et chaque fois qu'une Kazzayith est requis, l'aliment doit être mesuré généreusement, étant donné que nous ne sommes pas familiers avec la mesure d'une olive, et afin que la bénédiction ne soit pas récitée en vain.

Une autre « confession » révélatrice nous vient d'un des Ri`shônim de la génération du Ro`''sh. Il répondait à une question qui lui fut posée concernant le fait que le Talmoudh rapporte qu'Hillél consommait, lors du Sédhar de Pésah, simultanément une Kazzayith de Massoh, une Kazzayith de Moror et une Kazzayith de Harôsath, ce qui, évidemment, était problématique pour tous ceux qui croyaient que deux olives était le maximum qu'une gorge peut contenir. Ce rabbin fit remarquer que d'après ce qu'il avait vu par lui-même lors de ses voyages en `aras Yisro`él, cela ne constituait en aucun cas une difficulté20 :

Pour moi, il n'y a aucune difficulté, car j'ai vu des olives en Israël et à Jérusalem, et même six n'étaient pas aussi larges qu'un œuf.

Nous voyons donc que les Ri`shônim de `ashkanaz eux-mêmes reconnaissaient qu'étant donné qu'ils vivaient en `ashkanaz, ils n'avaient jamais vu d'olives. Notez qu'aucun Ri`shôn n'a affirmé avoir mesuré l'olive et vu qu'elle valait la moitié ou le tiers d'un œuf. Ils ont tous fait usage d'arguments textuels indirects pour tenter de déterminer la taille d'une olive. Le Ri`shôn `ashkanazi susmentionné est le seul à avoir décrit une olive sur la base d'une observation directe, et il dit qu'une olive vaut même moins qu'un sixième d'un œuf.

Cela répond donc à la question suivante : quand bien même le R''i affirmerait que le Talmoudh tranche qu'une olive vaut la moitié de la taille d'un œuf, pourquoi supposer que cela signifie que les olives d'antan étaient plus grosses ? Pourquoi ne pas plutôt expliquer que les œufs d'antan étaient plus petits ? Cette question est plus particulièrement forte lorsqu'on garde à l'esprit que la mesure fondamentale des Miswôth relatives à l'alimentation est donnée en termes d'olives, et non en termes d’œufs. Pourquoi, donc, prendre une unité de mesure différente comme baromètre ?

La réponse est que le R''i, et beaucoup d'autres après lui, n'avait pas d'expérience personnelle et directe avec les olives. De l'autre côté, ils étaient familiers avec les œufs. Étant donné que l'olive était l'aliment dont ils ne connaissaient pas la taille et qu'ils tentaient de déterminer, il était naturel pour eux de supposer que l’œuf du Talmoudh était le même que leur œuf, et que l'olive valait donc la moitié de cette taille. Il n'y avait, pour eux, aucune raison de supposer autre chose. Mais aujourd'hui, alors que nous savons que les olives ne sont pas et n'étaient pas aussi grosses, et que nous savons également qu'en réalité les œufs étaient d'antan plus petits, il n'y a aucune raison, même pour réconcilier les passages talmudiques sur les olives et les œufs, que cela nous amène à la conclusion que les olives devaient avoir été plus grosses.

Il y a un autre point à considérer pour évaluer l'adoption de la position erronée des Ri`shônim de `ashkanaz. Le R''i et Rabbénou Ta''m n'ont pas délibéré de la taille d'une Kazzayith afin d'émettre un Pasaq Din (décision halakhique), mais dans une tentative de résoudre un conflit dans le Talmoudh. Il n'est pas du tout clair qu'ils étaient d'avis que pour sa propre obligation, chacun devait toujours reproduire la raille d'une olive talmudique. Il est tout à fait possible qu'ils souscrivaient à l'opinion des Ga`ônim selon qui, si quelqu'un a accès à des olives, il doit suivre la raille d'une olive de son époque et du lieu où il se trouve. Peut-être qu'à l'origine les décisions des Ri`shônim `ashkanazim furent adoptées parce que personne n'avait autre chose de mieux à proposer. Et même plus tard, lorsque les `ashkanazim découvrirent des alternatives (et virent de leurs yeux ce qu'était vraiment une olive), les déclarations de ces Pôsqim avaient déjà été acceptées comme des décisions formelles concernant ce que devait être la taille d'une Kazzayith.

1Mishnéh Tôroh, Hilkôth ´érouvin 1:9
2Shabboth 91a
3Voir le Mishnoh Barouroh 486:1
4Commentaire sur la Mishnoh, ´édhouyôth 1:2, Kélim 2:2 ; Mishnéh Tôroh, ´érouvin 1:12
5Rashba''`, Mishmarath Habbayith 4:1
6Ritva''` sur Shabboth 76b
7Ajoutons à cela que les olives étaient très répandues dans les pays séfarades. Par conséquent, tous les Safaradhim savaient ce que valait une olive et à quoi elle ressemblait. Il était donc inutile de se pencher même sur le sujet
8Karithôth 14a
9Yômo` 80a
10´érouvin 80b
11Ibid.
12Shabboth 91a
13Tôsofôth sur Yômo` 80a. (La même déduction est apparemment faite par le Séfar Hahinoukh, Miswoh n°313.)
14Le Mordokhay, à la fin de Pésahim, Sédhar Léyl Pésah
15Séfar Ho`agoudhoh, ´érouvin 82b
16Mahar''i Weil 193
17Tal Talpiyôth, Shavot 5661, page 103
18C'est-à-dire, à partir du moment où nous pouvons estimer de nos propres yeux ce que vaut une olive, qui est la mesure principale dans la Tôroh, pourquoi perdre son temps à estimer une olive en termes d’œufs, qui n'est pas une mesure biblique ?
19Ravyo''h, Barokhôth 107

20Pisqé Rabbothénou Shabba`ashkanaz, Môriyoh 2:3
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...