mercredi 14 août 2019

L'histoire trouble du Qaddish des Orphelins II


בס״ד

L'histoire trouble du Qaddish des Orphelins

Deuxième Partie


Cet article peut être téléchargé ici.

La plupart des chercheurs qui se sont penchés sur les questions que nous avions posées à la fin de la première partie de cet article ont invoqué les attaques de 1096 contre les communautés juives de Rhénanie en guise d'explication, suggérant qu'une nouvelle prière commémorative pour les morts devint une nécessité suite au traumatisme collectif causé par les massacres commis par les Croisés. Cette explication est basée sur une approche intuitive, car des attaques contre les communautés achkénazes provoquèrent effectivement des réponses liturgiques tout au long du Moyen-âge, comme par exemple la prière du « `âv Horahamim » (qui fut composée à la suite de nombreux épisodes de persécution), celle du Yizkôr (qui fut composée à la suite du massacre de 10961), diverses Qinôth et de nombreux Piyoutim. Néanmoins, ce récit sur les origines du Qaddish des endeuillés est difficile à accepter, car les tous premiers textes prescrivant sa récitation considèrent ce Qaddish non pas comme une prière commémorative, mais plutôt comme une prière d'intercession—ce Qaddish, ainsi que nous le verrons, est censé être récité spécifiquement afin de libérer les membres de sa famille de la punition du Géhinnom. Pour les Juifs de l'Europe du Nord médiéval, il aurait été inconcevable d'imaginer que les martyrs de 1096—des héros qui laissèrent une trace indélébile sur l'identité et la conscience collective du judaïsme achkénaze—souffraient en enfer, ou qu'ils avaient besoin d'une quelconque intercession. Voici d'ailleurs ce le Rov Hayyim Soloveitchik écrivit sur eux2 :

La communauté franco-allemande était imprégnée d'une profonde perception de sa propre religiosité, de la justesse de ses traditions, et ne pouvait pas imaginer la moindre différence notoire entre ses pratiques et la Halokhoh que ses membres étudiaient et mettaient en pratique avec une telle dévotion.

En effet, comme l'ont montré un certain nombre de récentes études, les Juifs médiévaux croyaient que les martyrs se voyaient immédiatement accorder l'entrée au paradis—et le désir d'atteindre une telle récompense céleste pourrait même avoir motivé les Juifs à sacrifier leurs vies face aux massacres des Croisés. D'ailleurs, même après que le Minhogh consistant à réciter le Qaddish des endeuillés fut devenu omniprésent dans les communautés achkénazes, et que sa récitation atteint le statut d'obligation incombant à tous les orphelins, certaines figures achkénazes n'étaient pas à l'aise avec le fait de demander aux enfants des martyrs de le réciter, et continuèrent à se questionner s'il leur était véritablement requis de le faire. Par exemple, dans les Sha`élôth Outhashouvôth du Rov Ya´aqôv Môlin3, on demanda à se dernier si le Qaddish devait être récité en faveur des martyrs, et son interlocuteur attribua au Rov Mé`ir de Rothenburg (1215-1293) l'opinion selon laquelle ce Qaddish ne devait pas être dit. Le Rov Môlin soutint que ce Qaddish devait quand même être dit, mais l'échange illustre que la question n'était pas encore résolue au 15ème siècle. En fait, même le Rov Môlin rapporte dans le cours de sa réponse que les Juifs de Prague n'avaient pas voulu s'endeuiller pour les martyrs du massacre de 1389 ayant eu lieu dans cette ville, ajoutant ainsi du crédit à la présomption que ce Qaddish pourrait ne pas être nécessaire. Autre exemple : un questionneur de la fin du Moyen-âge argua que, certainement la mort d'un martyr « lui apportait l'expiation pour ses péchés, et de ce fait il ne peut pas être considéré comme un impie. La Houmroh [d'exiger de ses enfants qu'ils récitent le Qaddish] créerait une tache [spirituelle] sur la famille »4.

Au vue de tout cela, il est impossible que l’invention du Qaddish des endeuillés ait été suscitée à la suite de massacres, et certainement pas en guise de prière commémorative. La vérité est plutôt que la naissance et propagation du Qaddish des endeuillés fut une manifestation d'un changement de croyances sur la nature de l'au-delà et la relation entre les vivants et les morts. Au cours du Haut Moyen-âge, aussi bien les Juifs que les Chrétiens développèrent de nouvelles idées sur la nature et but des souffrances postmortems. Ces penseurs mettaient en particulier en avant la durée fondamentalement temporaire de la punition Divine dans l'au-delà, et la notion concomitante selon laquelle les vivants pouvaient aider à purifier les péchés, et donc raccourcir les souffrances, de leurs proches décédés. C'est une doctrine purement Catholique Chrétienne, que les Juifs achkénazes finirent aussi par embrasser. Ce consensus théologique en développement permit, et rendit même nécessaire, de nouveaux outils rituels d'intercession. Les halakhistes de l'achkénazie médiévale ajoutèrent ainsi une prière d'intercession à leur liturgie plus particulièrement à la fin du 12ème siècle parce que c'est précisément à ce moment-là que la base théologique fut posée sous leurs pieds. En standardisant et formulant une prière d'intercession, et en faisant de sa récitation une obligation incombant à tous les orphelins, les Juifs du 12ème siècle « codifièrent » cette position, reliant ainsi une « croyance » à une pratique d'une façon qui renforçait les deux.
À suivre...
1Voir « La commémoration des âmes dans le Judaïsme », Revue des études juives 29, par Israël Lévi
2Religious Law and Change : The Medieval Ashkenazic Example, AJS Review 12, n°2 (1987), pages 205-221
3Sha`élôth Outhashouvôth Mahari''l n°99
4Ibid.

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