mardi 24 novembre 2020

Emission de semence en vain - Ribbénou Yônoh, le Samo’’q et d’autres

בס״ד

 

Emission de semence en vain : Une approche rationaliste

 


Ribbénou Yônoh, le Samo’’q et d’autres

 

Cet article peut être téléchargé ici.

 

Pour (re)lire :

·        La première partie

·        La deuxième partie

·        La troisième partie

·        La quatrième partie

·        La cinquième partie

·        La sixième partie

·        La septième partie

·        La huitième partie

·        La neuvième partie

·        La dixième partie

 

L'influence des Ḥasidhé ˋashkanaz ne s'est pas limitée aux Juifs français et allemands. Leurs frères séfarades du Sud étaient en contact étroit avec eux et les Ṭalmidhim voyageaient dans les deux sens de l'Espagne à la France et à l'Allemagne pour étudier sous la direction des grands maîtres de chacune de ces écoles. Le savant espagnol le plus célèbre et sans doute le plus important à fréquenter une Yashivoh des Ṭôsophôth en France fut Ribbénou Yônoh ban ˋavrohom ז״ל de Gérone (1200-1263), également connu tout simplement sous le nom de « Ribbénou Yônoh ». Il devint un pont entre les penseurs plus mystiques et moins « rationalistes » des Ṭôsophôth, et les savants espagnols connus pour être plus « rationalistes » et terre à terre. Cet impact allait être profond et extrêmement important pour comprendre comment la Halokhoh en général s'est développée au fil du temps. Cet impact était évidemment beaucoup plus large que la simple question de la masturbation, mais nous pouvons presque utiliser ce sujet comme cas d’école pour le développement de la Halokhoh en général.

 

Au début de sa vie de jeune Boḥour Yashivoh, Ribbénou Yônoh était membre de l'une des plus grandes familles rabbiniques de l'histoire de l'Espagne juive. Son cousin germain n'était autre que Naḥmanide, Ribbénou Môshah ban Naḥmon ז״ל, également connu sous le nom de « Rambo’’n », peut-être le plus grand rabbin espagnol de tous les temps (la mère du Rambo’’n était la sœur de Ribbénou ˋavrohom ז״ל, le père de Ribbénou Yônoh). Le jeune Yônoh est allé étudier en France à la Yashivoh d'Evreux en Normandie. Les dirigeants de la Yashivoh d'Evreux étaient deux frères, Ribbénou Shamouˋél ban Shaˋour et Ribbénou Môshah ban Shaˋour d'Evreux. Tous deux étaient des Ṭôsophôth bien connus, et tous deux étaient fortement influencés par la force sociale et religieuse dominante dans la communauté juive ashkénaze à l'époque, le mouvement des Ḥasidhé ˋashkanaz. C'est là que Ribbénou Yônoh a absorbé l'esprit des « Ashkénazes ». Plus tard, il s’est rendu au sud, plus près de son Espagne natale, et a étudié sous un autre des Ṭôsophôth, Ribbénou Shalômôh ban ˋavrohom de Montpellier, également connu sous le nom de « Ribbénou Shalômôh Min Hohor » (Ribbénou Shalômôh « de la montagne »). La géographie est ici très importante, car Montpellier se trouve dans le sud de la France, beaucoup plus proche de l'Espagne qu'Evreux, et était un point de contact fréquent entre les Ṭôsophôth et leurs frères espagnols rationalistes.

 

L'affrontement autour des œuvres du Rambo’’m ז״ל est bien sûr le résultat le plus célèbre et l'un des événements les plus catastrophiques de l'histoire de l'érudition juive au moyen âge. La vie et l'héritage de Ribbénou Yônoh sont presque définis par cet événement. Imprégné des enseignements mystiques et plus littéralistes des Ṭôsophôth, il n'est pas difficile de comprendre comment Ribbénou Yônoh a initialement réagi aux idées beaucoup plus rationalistes et philosophiques du Rambo’’m. Cette dispute a débordé dans l'arène publique et a tragiquement conduit à l'implication des autorités catholiques françaises. L'Église française était très heureuse de se joindre à la condamnation des œuvres philosophiques du Rambo’’m, considérée comme le plus grand savant juif du moyen âge, peut-être le plus grand de tous les temps. En grande partie à l'instigation de Ribbénou Yônoh, les autorités françaises ont brûlé publiquement les œuvres du Rambo’’m à Paris en 1233.

 

Le public juif a été horrifié par cette souillure de l'un des plus grands dirigeants juifs de tous les temps. Leur colère fut dirigée contre Ribbénou Yônoh pour avoir instigué cette horrible profanation. À son honneur, Ribbénou Yônoh a assumé la responsabilité de la profanation, et il s'est levé publiquement devant la synagogue de Montpellier et a exprimé ses remords pour sa terrible erreur. Il passa le reste de sa vie à étudier et à enseigner les œuvres du Rambo’’m et se consacra à l'enseignement du repentir et à la lutte pour la justice sociale. Il fit la promesse de se rendre en Terre Sainte sur la tombe du Rambo’’m pour implorer son pardon, mais est malheureusement mort en cours de route.

 

Bien qu'il n'ait pas atteint la tombe du Rambo’’m, il a laissé un grand héritage pour nous tous. Il nous a appris que même après avoir fait une action terrible, on peut se consacrer au bien. Il a laissé derrière lui peut-être l'ouvrage le plus célèbre de la littérature juive sur le repentir, « Sha´aré Thashouvoh » (« Les Portes de la Repentance »). Ses enseignements sur la justice sociale ont eu un impact durable.

 

Dans son ouvrage, Sha´aré Thashouvoh, il énumère les péchés pour lesquels on encourt la peine de מִיתָה בִּידֵי שָׁמַיִם « Mithoh Bidhé Shomayim » ou « mort par décret céleste ». Ribbénou Yônoh divise la Mithoh Bidhé Shomayim en deux catégories : les péchés qui encourent la Mithoh Bidhé Shomayim et qui sont répertoriés comme tels par ḤaZa’’l, et ceux qui ne sont pas répertoriés par ḤaZa’’l mais peuvent être déduits d'autres sources. Parmi les péchés qu'il déduit d'autres sources, il énumère la masturbation de la manière suivante :[1]

 

.... Celui qui a des relations sexuelles avec un enfant, et celui qui a des relations sexuelles avec sa main ou son pied (vraisemblablement par contact sexuel avec un autre mais pas de rapports sexuels réels), et nos rabbins de mémoire bénie ont déclaré que sa punition est comme la punition de la génération du déluge parce qu'ils ont gâché leur voie normale (et ont eu des relations sexuelles avec des enfants et des rencontres sexuelles avec d'autres en utilisant leurs mains, etc.), et de même quelqu'un qui fait les actions de ´ér et ˋônon, en ce qu’ils se retirent et éjaculent afin de détruire la semence encourt la peine de mort, comme l’Ecriture le déclare, « et c'était mauvais aux yeux de ˋadhônoy ce qu'il a fait (ˋônon) et Il le tua aussi » et cela se réfère aussi à ceux qui émettent du sperme en vain…

 

Il est important de noter que Ribbénou Yônoh a divisé ce péché en deux catégories, la première se réfère à l'abus sexuel des enfants et aux relations sexuelles avec d'autres personnes qui impliquent l'éjaculation par l'utilisation de « mains et pieds » ou de toute sorte d'activité sexuelle autre que les rapports vaginaux. C'est ainsi qu'il comprenait le péché désigné par les mots כִּי-הִשְׁחִית כָּל-בָּשָׂר אֶת-דַּרְכּוֹ « car toute chair avait détruit sa voie normale »[2] au sujet de la génération du déluge. La deuxième catégorie était l'émission de sperme en vain, dans laquelle il incluait le retrait avant l'éjaculation, et toute personne qui « répand de la semence ». Dans le Séphar Hayyirˋoh, Ribbénou Yônoh indique clairement que d’après sa compréhension il existerait un péché distinct de répandre de la semence, même dans le contexte d'une relation appropriée :[3]

 

... (quand il a des relations avec sa femme), il ne devrait pas avoir l'intention de faire l'acte juste pour son plaisir (mais plutôt avec l'intention d'accomplir la Miṣwoh) et il devrait être aussi prudent que possible pour ne pas émettre son sperme en vain ...

 

Nous pouvons relever plusieurs innovations de Ribbénou Yônoh, qui a encore développé l'interdiction de « répandre de la semence » de manière très significative à un niveau jamais atteint avant lui :

 

1.     Ribbénou Yônoh a maintenant officiellement déclaré qu'il y a un péché distinct de « répandre de la semence » qui n'est pas lié à la question de l'immoralité ou à la question de ne pas accomplir la Miṣwoh de la procréation. En cela, il suit l'exemple de Ribbénou Ṭam, mais va plus loin que Ribbénou Ṭam, comme dans le point 2 suivant ;

2.     Contrairement à Ribbénou Ṭam qui supposait que le péché de répandre de la semence était lié à la Miṣwoh de la procréation, Ribbénou Yônoh a maintenant déclaré qu'il avait ses origines dans le péché de ´ér et ˋônon ;

3.     Maintenant que la semence répandue est liée à ´ér et ˋônon, celui qui répandrait sa semence encourrait la punition de Mithoh Bidhé Shomayim, la peine de mort céleste. Ribbénou Yônoh est le premier à relier directement la peine de mort au déversement de la semence ;

4.     Ribbénou Yônoh conclut donc également que ce péché de répandre de la semence s'applique même dans une relation conjugale normale.

 

Il est vraiment étonnant de voir comment une activité entièrement autorisée par le Ṭalmoudh, le Rambo’’m, le Ṭôsophôth Ri’’d, le R’’i Hazzoqén, etc., a maintenant été déclarée être une véritable interdiction de la Ṭôroh pour laquelle on encourrait la peine de mort !

 

La dernière étape dans l'évolution de l’interdit fut d'utiliser le terme employé pour la première fois par Rash’’i, הַשְׁחָתָה « Hashḥothoh », et de traduire les deux endroits du Séphar Baˋshith où ce terme est utilisé comme se référant au péché de répandre de la semence. Ces deux endroits sont :

 

·        Baˋshith 6 :12

 

Et ˋalôhim regarda la Terre, et, voici, elle était détruite, car toute chair avait détruit sa voie ordinaire sur la Terre.

וַיַּרְא אֱלֹהִים אֶת-הָאָרֶץ, וְהִנֵּה נִשְׁחָתָה:  כִּי-הִשְׁחִית כָּל-בָּשָׂר אֶת-דַּרְכּוֹ, עַל-הָאָרֶץ

 

·        Baˋshith 38 :9

 

Et ˋônon savait que la semence ne serait pas à lui. Et lorsqu’il venait vers l’épouse de son frère, il détruisait à terre pour ne pas donner une semence à son frère.

וַיֵּדַע אוֹנָן, כִּי לֹּא לוֹ יִהְיֶה הַזָּרַע; וְהָיָה אִם-בָּא אֶל-אֵשֶׁת אָחִיו, וְשִׁחֵת אַרְצָה, לְבִלְתִּי נְתָן-זֶרַע, לְאָחִיו

 

Jusqu'à présent, dans TOUTE la littérature juive, le terme הַשְׁחָתָה « Hashḥothoh », lorsqu'il était utilisé en référence au déluge, avait toujours été compris comme signifiant une immoralité générale ou « corruption » (par exemple, le fait d’avoir des relations sexuelles homosexuelles ou avec des animaux ; le fait de voler les biens d’autrui sans en ressentir la moindre honte, etc.). Le terme הַשְׁחָתָה « Hashḥothoh » tel qu'utilisé dans l'histoire de ˋônon, faisait clairement référence à la méthode de retrait (coït interrompu), et le problème était compris comme un rejet du but d'une relation, à savoir, procréer. ˋônon en avait fait une relation purement sexuelle et il refusait d'avoir des enfants avec elle. Cependant, maintenant le terme הַשְׁחָתָה « Hashḥothoh », suite aux innovations de Ribbénou Yônoh, signifie « répandre de la semence ».

 

La prochaine étape logique est de supposer que même la génération du déluge a été tuée à cause de la masturbation ! Le cousin germain de Ribbénou Yônoh, le Rambo’’n conclut exactement cela dans son commentaire du passage talmudique de Yavomôth, où Ribbénou Ṭam a soulevé pour la première fois l'idée que « répandre de la semence » était un péché en soi. Le Rambo’’n n'est pas d'accord avec l'affirmation de Ribbénou Ṭam selon laquelle la source du péché proviendrait de la Miṣwoh de la procréation, à partir de laquelle il déduit que seuls les hommes sont interdits de détruire la semence et non les femmes. Au contraire, le Rambo’’n dit que l'interdiction découle de la génération du déluge, qui incluait toute la génération, hommes et femmes.

 

Le premier ouvrage strictement halakhique qui a finalement codifié cette nouvelle compréhension de Ribbénou Yônoh et du Rambo’’n fut le « Séphar Miṣwôth Qoton », connu sous le nom de « Samo’’q », rédigé par Ribbénou Yiṣḥoq ban Yôséph de Corbeil (mort en 1280). Encore un français ! Il écrit :[4]

 

On ne peut pas détruire la semence, comme il est dit : « Tu ne commettras pas d’adultère » - on ne doit pas donner du plaisir au nez, comme ceux qui émettent de la semence avec leurs mains et leurs pieds, et à ce sujet les rabbins enseignaient, « Tu ne commettras pas d’adultère » - ceci est un avertissement à quelqu'un qui aide les autres à commettre l'adultère. Et quand on détruit de la semence, on (transgresse) quelque chose pour lequel on encourt la peine de mort, comme il est dit (pour ˋônon) « et Hashshém le tua aussi »

 

Le Samo’’q est la dernière étape du processus qui a commencé avec Rash’’i consistant à utiliser le terme הַשְׁחָתָה « Hashḥothoh » comme se référant à la destruction de la semence. Les principaux points que nous apprenons des quelques mots du Samo’’q sont les suivants :

 

1.     Le péché mentionné dans la Gamoroˋ de Niddoh de « Hôṣoˋath Zara´ Labbattoloh » serait synonyme de « Hashḥothath Zara´ » - « destruction de semence » ;

2.     L'origine est dans deux interprétations rabbiniques de l'une des Dix Paroles, « ˋ Thinˋoph » - « Tu ne commettras pas d'adultère » ;

3.     Le déversement de semence et la peine de mort sont désormais codifiés dans un ouvrage halakhique.

 

Je ne peux pas terminer cet article sans commenter les deux sources rabbiniques que la Samo’’q a frauduleusement utilisées pour relier le gaspillage de semence au commandement interdisant l'adultère.

 

Sa première source était le Pasiqṭoˋ Rabbothi 24. Le Pasiqṭoˋ y présente un jeu de mot sur les mots « ˋ Thinˋoph » et en tire la leçon לֹא תְהַנֶּה לְאַף « ˋ Thahénnah Laˋaph » que j'ai traduit par « ne fais pas plaisir au nez ». Je sais que cela semble étrange pour ceux qui ne sont pas familiers avec l'exégèse rabbinique. Ce qu'ils voulaient dire, c'est que « le nez » est une référence à la colère de Hashshém ית׳, au fait de mettre Hashshém en colère. En se basant sur le contexte, cela signifierait ne pas s’adonner à des activités qui ne sont peut-être pas exactement de l'adultère mais qui peuvent conduire à une atmosphère qui décevrait Hashshém, probablement parce que cela pourrait conduire à l'adultère. C’est le Samo’’q lui-même, sans que cela ne se retrouve dans sa source, qui déduit par lui-même, que gaspiller de la semence est un péché inclut dans l’interdiction de l’adultère ! C’est malheureusement une pratique classique même dans l’orthodoxie contemporaine de rapporter un enseignement de la littérature rabbinique, mais seulement à moitié, sans expliquer le contexte, et faire croire que cette source rabbinique soutiendrait un certain point de vue, ce qui souvent n’est pas le cas ! C’est pour cela que j’ai estimé essentiel de montrer le contexte de ces sources rabbiniques citées sans la moindre explication ni commentaire par le Samo’’q.

 

La seconde source est tirée du Ṭalmoudh au traité Shavou´ôth 47b. Là encore, le Ṭalmoudh utilisait l'exégèse rabbinique classique pour tirer une leçon :

 

Shim´ôn ban Ṭarphôn a dit : Il y a un avertissement (dans la Ṭôroh) contre le fait d'être complice d'un adultère, comme il a été dit : « ˋ Thinˋoph » (qui peut aussi être lu comme) לֹא תַּנְאִיף « ˋ Thanˋiph » (il ne faut pas aider les autres à commettre ces péchés).

 

Là encore, come vous le constatez par vous-mêmes, cette source n’a rien à voir avec la masturbation, le gaspillage de semence, etc.

 

Aucune de ces citations ne dit quoi que ce soit sur le déversement ou le gaspillage de semence, ni même n’exprime la moindre déclaration halakhique, et les deux mettent simplement en garde contre la création d'un environnement de promiscuité et d’immoralité pouvant mener à l’adultère. Pas plus, pas moins ! Mais après que le Samo’’q ait eu le culot de tirer de telles conclusions fallacieuses, ces sources sont devenus de nouvelles « preuves » dans la Ṭôroh elle-même. Depuis lors, la masturbation a été insérée dans les Dix Paroles dans la catégorie de l’interdiction de l’adultère ! Et les orthodoxes, comme des chrétiens, acceptent de telles conclusions et comparaisons, sans même d’aller prendre la peine de lire ces sources par eux-mêmes et constater que les conclusions du Samo’’q sont erronées et sont une manipulation éhontée du sens véritable de ces sources.

 

Nous avons ainsi vu comment le fait de répandre de la semence est entré dans le monde de la Halokhoh. Dans notre prochain article, je ferai une pause dans le processus halakhique, et regarderai un peu comment le monde mystique de la Qabboloh a influencé le développement de l’interdiction supposée de la masturbation, et jetterai également un regard sur l'influence chrétienne et l'influence des connaissances du monde de la médecine séculière aussi. Nous finirons par revenir au processus halakhique et retracer le péché au fur et à mesure qu'il sera introduit par les principaux codificateurs, le Tour, le Shoulḥon ´oroukh et au-delà.



[1] Sha´aré Thashouvoh 3 :112

[2] Baˋshith 6 :12

[3] Séphar Hayyirˋoh, page 50

[4] ˋ Tha´asah n°292 

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